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Le point de vue d'Isabelle Bloch, mai 2016

La formation des professeurs, enjeu pour une école qui éduque et instruise tous les élèves

Isabelle Bloch est présidente de l'Association de recherche en didactique des mathématiques (ARDM), professeure émérite de l'Université de Bordeaux

Bloch

Le bulletin CFEM de février recensait les difficultés à faire exister, en France, une organisation efficace et cohérente de la formation en mathématiques, une formation initiale et continue des enseignants basée sur les connaissances didactiques avérées, et reliée à la recherche… Le point de vue de Jill Adler, dans ce même bulletin en avril, souligne bien les enjeux et les difficultés de cet objectif – certes en Afrique du Sud, où existent de nombreux secteurs défavorisés et avec des enseignants peu formés – mais il n’est pas sûr qu’en France l’enseignement des mathématiques soit effectué toujours dans les meilleures conditions d’efficacité et d’expertise des professeurs. Ainsi les dernières nouvelles concernant l’efficacité de l’école française ne sont pas bonnes. Les élèves bons et moyens s’en sortent plutôt bien, mais les élèves ayant des retards ne sont pas suffisamment aidés et décrochent. Cent-quarante mille élèves sortent ainsi chaque année du système scolaire sans diplôme et sans perspective de stage ou formation.

Les évènements tragiques de ces derniers mois, dans de nombreux pays, nous ont ainsi interpellés, en tant qu'éducateurs et chercheurs en didactique, c'est-à-dire concernés au plus haut point par le système éducatif, mais également par la formation : celle des enseignants, et donc celle des élèves, qui doit déboucher sur leur insertion réussie dans la société. Un cursus scolaire devrait montrer de façon forte "sa capacité à pourvoir les générations montantes d’un équipement cognitif qui ne les laisse pas démunies devant les questions qui se poseront à elles", ainsi que le dit Y. Chevallard dans sa tribune pour la CFEM. Or les conditions de la mise en œuvre de ces nouveaux programmes s’avèrent très problématiques, notamment par manque de moyens.

L'éducation est en difficulté dans un certain nombre de zones dites à tort "prioritaires" – car prioritaires, elles ne le sont plus. En effet elles sont moins bien pourvues que les quartiers huppés de la capitale, comme l'a signalé un récent rapport, ainsi que le dit André Gunthert :

"Non, tout le monde ne vit pas dans la liberté, l’égalité et la fraternité dans notre République. Les manifestations de ce que le premier ministre a qualifié d’ «apartheid territorial, social, ethnique», les contrôles au faciès, la discrimination à l’embauche, tous ces symptômes jugés secondaires et vite glissés sous le tapis d’une République irréprochable sont réapparus avec force ces derniers temps".

Cette stigmatisation des ‘quartiers’, le manque de perspectives, l’état désastreux de certaines écoles, etc... tout cela fournit des éclairages sociologiques sur la conduite de jeunes qualifiés par un intervenant à la radio de 'sociopathes'. La question fondamentale est : pourquoi ont-ils plongé de la sorte, et la République n'a-t-elle pu assurer leur éducation et leur formation, et leur insertion dans la société ?

Les réformes du système éducatif : quels fondements pour quels effets ?

Dans la même perspective, nous pouvons nous interroger sur la philosophie qui a sous-tendu la réforme du « collège pour tous » des années soixante-dix. Des sociologues (comme Jean-Pierre Terrail) affirment que cette philosophie est celle qui a mené à l’échec massif des enfants des classes populaires, en entraînant l’adhésion des enseignants à un présupposé négatif, selon lequel ces enfants n’auraient pas les capacités intellectuelles pour réussir leurs études. Cette logique aurait conduit à une règle funeste : donner moins à ceux qui ont moins.

Si cette hypothèse ne peut sans doute tout expliquer de l’échec scolaire, elle doit cependant nous interpeller, et notamment sur la question de savoir pourquoi les recherches en didactique diffusent si difficilement dans le milieu enseignant, et notamment dans les zones dites ‘difficiles’ où on pourrait les penser particulièrement utiles – ces zones que J.-P. Terrail étudie, mais qui font aussi l’objet de recherches en didactique depuis de nombreuses années. Rappelons qu’entre 2008 et 2012 le gouvernement a supprimé les RASED[1] et 60 000 postes d'enseignants, que la formation continue des enseignants du secondaire a été, pour l'essentiel, rayée il y a 20 ans…

La formation des professeurs, source de leur efficacité, fragilisée depuis trop longtemps

Depuis cinquante ans nous, enseignants-chercheurs en didactique, défendons la formation des professeurs, leur posture réflexive par rapport aux savoirs, et nous nous occupons de la façon dont les savoirs didactiques sont utilisés dans la formation et s'avèrent opérationnels sur le terrain. De nombreuses études existent sur le bénéfice d’une formation solide des professeurs, et sur ses effets sur l’apprentissage des élèves, notamment ceux ne bénéficiant pas au départ du 'capital culturel' des classes aisées. Cette possibilité d’accès au savoir pour ces élèves ne peut se rencontrer sans une solide formation initiale et continue des professeurs : formation disciplinaire permettant de maîtriser les savoirs, et formation didactique permettant de les mettre en œuvre de façon pertinente à un niveau donné, pour faire accéder les élèves au sens de ce qu’ils apprennent.

Certes la DGESCO publie les nouveaux axes de formation, mais des améliorations notables sont souhaitées, notamment en mathématiques. La fiche concernée (n°10) publiée par le ministère affirme que :

"Les 10 mesures clés de la ‘stratégie mathématiques’ s'articulent autour de trois grands axes : des programmes de mathématiques en phase avec leur temps ; des enseignants mieux formés et mieux accompagnés pour la réussite de leurs élèves ; une image des mathématiques rénovée et dépourvue de préjugés pour favoriser en particulier l'ambition des jeunes filles."

Ces intentions sont rassurantes, mais reste à voir comment elles seront mises en œuvre. En effet ce qui doit nous inquiéter, et doit être revu, c'est l'état actuel, quasi sinistré, de la formation des enseignants, suite aux réformes successives ; il faut rappeler que les gouvernements en place, dépourvus d'un projet de formation des maîtres, l'ont cédé aux universités (elles-mêmes mises en demeure d’autonomie, notamment financières) dans leur quête de récupérer les moyens des IUFM. Ainsi la dernière des réformes, la mastérisation, a intégré les ESPE dans les universités, permettant que s'appliquent les mesures de restriction budgétaire de ces mêmes universités, alors qu'on prétend en haut lieu que les universités sont une priorité. Prioritaires, elles le sont tout autant que les zones d'éducation précédemment évoquées : il manque près de 3 milliards d'euros pour leur fonctionnement 'normal' actuel, en respectant les besoins en postes notamment. Certaines universités envisagent de se démunir de la première année de formation des professeurs, car cette formation coûterait trop cher… Et les professeurs stagiaires en Master 2 ont une charge de travail très lourde – un demi-service – qui rend extrêmement difficile leur insertion dans le système éducatif avec le temps d’un regard réflexif, ainsi que leur initiation à la recherche par leur mémoire de master.

Les conséquences inévitables de cette carence

Quelles sont les conséquences, pour les élèves, d’un manque de formation des professeurs ? Des témoignages nous arrivent, constatant que certains enseignants, démunis suite à une formation trop sommaire ou trop éclatée, vont "piocher" sur internet des éléments disparates pour assurer l'enseignement sur un thème qu'ils ne maîtrisent pas ; ces pratiques ne peuvent conduire à un apprentissage effectif chez les élèves, et ce sont surtout les plus fragiles qui en sont victimes.

Ceci nous renvoie à cette question : comment assurer l'équipement cognitif qui permettra une maîtrise des savoirs utiles dans la société, si même les professeurs ne sont pas détenteurs de ces savoirs fondamentaux ? Et, quant aux besoins de cette société, on admet qu'elle souffrira d'un déficit de personnes qualifiées, techniciens, ingénieurs, alors que l'éducation écarte des dizaines de milliers de jeunes par an ! Comment donc réformer le système d'enseignement français afin qu'il amène tous les jeunes à une qualification ? Nous insistons sur la nécessité de reconstruire un corpus de savoirs professionnels pour les enseignants, corpus qui leur permette d'assurer leur enseignement à la hauteur des savoirs et en instruisant les élèves avec efficacité et bienveillance.

La recherche en didactique garante de l’expertise de la formation

ARDMLes chercheurs en didactique sont incontestablement des personnes compétentes pour analyser le système scolaire, envisager ses transformations et former les professeurs. Il faut que la formation des professeurs soit une vraie priorité et que les crédits afférents y soient consacrés. De nombreux travaux existent en didactique sur cette formation des professeurs : ceux de la CORFEM (Commission de recherche sur la formation des enseignants de mathématiques : la formation professionnelle est l’un des thèmes de son colloque de juin 2016) et de la COPIRELEM, des articles de Petit x, Grand N, Recherches en Didactique des Mathématiques, Recherches en Education, Annales de Didactique et de Sciences Cognitives, Educational Studies in Mathematics, etc., et toutes les études sur ce thème diffusées lors des nombreux congrès (ICME, CERME, Ecoles d’été de l’ARDM…).

Le point de vue de Jill Adler nous interpelle sur ce point fondamental : qu’est-ce qu’une ‘bonne’ formation des professeurs de mathématiques ? La notion de mathematical discourse in instruction (MDI) développée par notre collègue nous parait particulièrement appropriée, et j’avais écrit dans Petit x un article sur ce sujet : à quelle(s) condition(s) un professeur est-il mis en capacité de fournir un discours cohérent, pertinent, qui instruise vraiment les élèves, sur les concepts mathématiques qu’il leur enseigne ? Quelles sont les situations que l’on doit lui faire vivre, pour qu’il devienne capable d’avoir suffisamment de recul sur les notions mathématiques du programme et leur fonctionnement ?

Ce que nous demandons, en tant que chercheurs mais aussi citoyens, c’est une société plus solidaire et qui se préoccupe de former tous ses jeunes, de les accueillir, de leur donner un avenir. Pour cela, il est indispensable de disposer d’un corps de professeurs bien formés, ayant réfléchi non seulement à des mathématiques académiques mais aussi aux situations et aux ressources qui doivent contribuer à l’éducation des élèves.

Recruter des enseignants et bien les former, cela a bien évidemment un coût, mais comme le disait Abraham Lincoln : "Si vous trouvez que l'éducation coûte cher, essayez l'ignorance."


[1] Réseaux d’Aide et de Suivi aux Elèves en Difficulté.

Isabelle Bloch, le 21 avril 2016

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