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Le point de vue d'Yves Chevallard, nov. 2015

Un pas en avant dans le XXIe siècle

Yves Chevallard, professeur émérite à l'Université d'Aix-Marseille, médaille Hans Freudenthal 2009

ChevallardDu CP à la classe de troisième, de nouveaux programmes de mathématiques entreront bientôt en vigueur. Au moment où j’écris ces lignes, le texte de ces programmes n’est plus à faire. Le temps est donc venu d’entamer l’analyse a posteriori des conditions et contraintes qui ont déterminé leur élaboration. Je le ferai, ici, en conjuguant les apports de trois positionnements personnels : tout d’abord, celui de chercheur en didactique ; ensuite, celui de membre d’un groupe de travail dans lequel j’ai pu contribuer, si peu que ce soit, et avec d’autres collègues, à la fabrication d’une petite partie de ces programmes ; enfin, celui d’observateur non privilégié de certains aspects du processus de création des nouveaux programmes.

Cette expérience limitée d’acteur et d’observateur a été rendue possible par l’organisation mise en place avec la création du Conseil supérieur des programmes (CSP) puis des GEPP, groupes non permanents « d’élaboration des projets de programmes », qui ont eux-mêmes engendré des groupes de travail de fait, véritables camps de base de la « fabrication » des programmes (voir le Bulletin de liaison de la CFEM d’octobre 2015, p. 3).

Pour le citoyen comme pour le chercheur, il y a en cela déjà une innovation marquante, dans laquelle le nouveau et l’ancien s’entremêlent, parfois non sans ambiguïté. Pour le nouveau, deux éléments non indépendants sont à noter d’abord : d’une part, la plus grande visibilité, sinon la « transparence », du processus d’élaboration des programmes, même si subsistent encore des plages d’opacité ; d’autre part, l’intervention, sans doute inégale selon les cycles et les domaines, d’acteurs ayant une forte compétence scientifique, par contraste avec celle, traditionnelle, d’agents dotés surtout d’une compétence administrative ou « politique ». L’ancien, on le trouve notamment dans la structure du pouvoir au sein de l’organisation mise en place, qui donne à voir une démultiplication de micropouvoirs plus ou moins autonomes, sinon tout à fait idionomes. En réduisant de fait les synergies entre groupes disciplinaires (et même entre équipes de cycle d’une même discipline), une telle organisation parcellisée de la puissance d’action collective a, du fait de sa remarquable résilience, contenu dans des limites resserrées l’évolution de type « curriculaire » que craignaient (et qu’ont dénoncée par avance) certains contempteurs de la réforme.

Il n’est pas possible d’ignorer, toutefois, que, même si l’effort accompli a pu bénéficier de l’apport de personnalités remarquables par leur connaissance des contenus à enseigner, de l’enseignement de ces contenus et des apprentissages correspondants, le manque criant de recherches approfondies et spécifiques en matière proprement curriculaire, ainsi que la relative faiblesse de la culture partagée en ce domaine, même parmi les « experts », n’a pas permis de satisfaire pleinement aux exigences théoriques, technologiques et techniques de ce qu’on aurait pu appeler un travail d’ingénierie curriculaire. Le « design curriculaire » dont les programmes nouveaux sont le fruit résulte plus simplement, en vérité, de ce qu’on nommera, en prenant ce mot en un sens noble qui doit beaucoup à Claude Lévi-Strauss, un « bricolage » curriculaire, inventif et prudent à la fois, bien informé des pratiques, des théories, des résultats disponibles, mais sensible aussi aux forces idéologico-politiques qui, quelquefois, figent notre société dans des postures inactuelles.

Les contraintes rencontrées dans le travail qui a conduit concrètement, quoique de façon incomplètement traçable, jusqu’aux programmes nouveaux sont loin d’être originales : ce sont celles d’un monde où la chose éducative et les faits didactiques sont tenus ordinairement pour pure affaire d’administration, de bon sens, voire de sens commun, et non de science, et où quiconque peut, en la matière, croire en savoir assez pour prétendre agir de façon juste. Cette illusion de lucidité définitive a pu saisir parfois les experts les plus rigoureux, donnant alors à leurs échanges l’allure de conférences de dissensus vouées à être indéfiniment poursuivies, quand un programme ne saurait être qu’une « œuvre ouverte », offerte à des réalisations multiples au sein de classes inévitablement diverses. Malgré cela, le résultat constatable, certes ambivalent, paraît proche de l’optimalité par rapport à de multiples critères, compte tenu de contraintes qui ne pouvaient guère être levées dans le cadre de travail pratiquement imposé.

À cause de cela, aussi, les textes rendus publics mettent en scène un mélange de réalisme confiant, dont l’apparition dans le programme du cycle 4 du domaine « Algorithmique et programmation » pourrait être l’emblème, et de conservatisme parfois pusillanime, dont témoigne la place ambiguë assignée aux algorithmes traditionnels de calcul dit posé, dont, une fois encore, aucune Parque n’aura osé trancher le fil d’une trop longue vie. À titre d’intermédiaire entre ces deux exemples opposés, le premier d’innovation devenue pressante, le second de préservation inquiète d’un legs discutable, je citerai un cas de reconquête épistémologique et didactique à demi réussie, à demi manquée, à propos du lien entre nombres et grandeurs. Alors que, sous l’effet d’une transposition didactique « moderne » aujourd’hui largement obsolète, oublieuse des rapports des mathématiques avec le reste du monde, les nombres ont depuis longtemps été désarrimés du réel extramathématique pour vivre d’une vie propre mais largement immotivée, l’espérance a pu être portée de les réintégrer en un écosystème curriculaire qui les rétablisse dans leur fonction fondatrice : assurer la mesure de grandeurs, où s’engendre toute l’arithmétique élémentaire. L’effort engagé dans ce but a pourtant vite révélé que les concepts traditionnels, fondateurs en la matière, de grandeur (une masse de 3 kg ou une longueur de 10 cm sont des grandeurs dont les nombres 3 et 10 sont les mesures lorsqu’on choisit respectivement pour unité le kilogramme et le centimètre) et, surtout, d’espèce de grandeurs (la masse et la longueur, par exemple, sont des espèces de grandeurs), auxquels il faut ajouter la notion de « système » d’espèces de grandeurs, étaient devenus si étrangers à la culture de l’enseignement des mathématiques qu’ils ont pu susciter parfois des déclarations hostiles, à la fois arrogantes, vipérines et navrantes d’irréflexion, qui ne sont sans doute qu’un symptôme d’un mal plus profond.

Ce nonobstant, les programmes nouveaux concrétisent une avancée sensible. Quelle voie d’avenir peut-on dessiner à partir de là ? Le critère principal sur lequel juger un programme scolaire, entendu comme désignant un corpus de savoirs et de savoir-faire, est sa capacité à pourvoir les générations montantes d’un « équipement cognitif » qui ne les laisse pas démunies devant les questions qui, volens nolens, se posent et se poseront à elles. Or plusieurs des contraintes traditionnelles en matière curriculaire n’ont, à cet égard, pas bougé d’un iota après la démocratisation-massification de l’école au cours du XXe siècle. Si novateurs soient-ils, ces programmes relèvent ainsi de ce que j’ai appelé ailleurs le paradigme de la visite des œuvres, où l’on désigne une succession d’œuvres (ici, mathématiques) que les classes devront visiter docilement, sans que les raisons d’être de ces œuvres – et les raisons de les visiter – apparaissent clairement. On ne saurait trop souligner combien la prégnance historique de ce paradigme didactique est liée à la domination d’une notion que j’ai appelée l’utilité formative transcendante, pour l’opposer à ce que je nomme l’utilité formative inhérente – inhérente à l’œuvre à étudier. L’utilité inhérente à la « théorie » des équations du second degré, ainsi, c’est de permettre de… résoudre des équations du second degré, tout simplement. L’utilité formative transcendante se trouve, quant à elle, non dans cette théorie elle-même, que l’élève pourra bientôt oublier, mais dans son apprentissage même, censé « former son esprit ». Le primat quasi obsessionnel de l’utilité transcendante faisait dire ainsi au critique littéraire et homme politique Saint-Marc Girardin (nommé en février 1848 ministre de l’Instruction publique du dernier gouvernement de la monarchie de Juillet, qui n’eut pas le temps de se constituer) : « Je ne demande pas à un honnête homme de savoir le latin ; il me suffit qu’il l’ait oublié. » Dans l’éditorial du numéro de mars 2013 de ce Bulletin, Aline Bonami citait de même cette résolution de la SMF à propos de la réforme de 1921 : « L’enseignement secondaire doit avoir pour but non de faire acquérir à l’enfant des connaissances déterminées, mais d’assurer la formation des qualités de l’esprit… ». Oserait-on aujourd’hui soutenir sans façon que l’enseignement n’a nullement pour objectif de faire acquérir à l’élève des connaissances déterminées ? Sans doute pas. Pourtant l’obsession aristocratique et grand-bourgeoise de l’utilité formative transcendante est constamment résurgente, au détriment de l’utilité inhérente, d’ascendance populaire et savante à la fois. À quoi sert donc ceci ou cela ? La question peut, certes, être posée ; mais la réponse n’a guère d’importance dans le paradigme de la visite des œuvres, où c’est la valeur formatrice transcendante supposée, et non les connaissances positives acquises puis désapprises, qui compte vraiment.

Tout change avec ce que j’appelle le paradigme du questionnement du monde, qui peine aujourd’hui à émerger, où l’on ne part pas d’œuvres sanctifiées par une tradition formaliste, si précieuses soient-elles, mais de questions sur le monde, dont l’étude scolaire redonne aux œuvres – traditionnelles ou novatrices – leur raison d’être en les situant comme outils théoriques, technologiques, techniques de la compréhension du monde. Les questions dont on part ne sont pas nécessairement mathématiques, mais leur étude engendre, entre autres, des questions mathématiques, toutes simples ou plus sophistiquées. Interroger un programme, ce n’est plus alors se demander s’il y est bien prévu la visite de telle ou telle œuvre, mais si son déploiement dans le temps de l’étude pourrait conduire, sous certaines conditions, à enquêter sur telle ou telle question. C’est le processus de questionnement du monde qui fait ainsi émerger les œuvres à étudier, dont il révèle du même coup l’utilité inhérente. Péguy peignait Descartes comme « ce cavalier français qui partit d’un si bon pas ». J’aimerais que, demain, on puisse en dire autant du collège invisible de celles et ceux qui, depuis l’humble camp de base jusqu’au sommet de l’édifice réformateur, ont œuvré pour que, avec ces programmes, nous fassions tous ensemble un pas en avant dans le XXIe siècle.

Yves Chevallard, le 20 octobre 2015


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