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Le point de vue de Sylvie Bonnet (UPS), octobre 2013

Bonnet


Rien ne rend créatif comme la brutale prise de conscience de notre finitude
Où il sera question de camions, de lapins et de choux de Bruxelles

Sylvie Bonnet, présidente de l'Union des Professeurs de Spéciales (UPS)

L'UPS, c'est des camions marron et jaune. C'est aussi une association de professeurs de classes préparatoires qui se sont longtemps appelées classes de mathématiques spéciales, avant d'entrer dans la modernité des sigles plus ou moins heureux qui tissent le quotidien de nos métiers. Même si le mot "mathématiques" a été effacé des dénominations de la plupart de ces classes, la discipline y garde une place essentielle, quelle que soit la filière, et la moitié des membres de l'association sont enseignants de mathématiques.

Invitée dans vos colonnes à ce titre, je pourrais faire écho à l'analyse inquiétante de Bernard Egger de ce mois de septembre 2013 concernant la crise du recrutement, je pourrais regretter le grignotage incessant des enseignements scientifiques à tous les étages de la maison Education Nationale,  déplorer le malentendu qui s'est durablement installé entre l'opinion publique et la discipline que nous enseignons.

Mais puisque je suis un prof de math qui rencontre des profs de math, j'ai envie de raconter des histoires de prof de math. C'était il n'y a pas si longtemps. Nous appellerons l'étudiant K. Nous en étions à ce stade du programme où on mesure les limites de la convergence simple des séries de fonctions en termes  de conservation de propriétés. J'avais préparé mon chapeau de magicien pour en faire sortir le lapin de la convergence normale. C'est un numéro que j'avais déjà testé et qui avait bien fonctionné. Il faut dire qu'enseignant les mathématiques dans une classe dont le sigle ne comporte pas de M, je suis privée de convergence uniforme depuis 2004. Je pose la définition au tableau et je me retourne vers la classe, prête à les emmener conquérir le monde des intégrations et dérivations terme à terme…. Mais K. fronce le nez, coince ses mèches récalcitrantes derrière ses oreilles, et objecte que lui, il n'aurait pas fait comme ça pour faire que les choses marchent bien, il aurait plutôt mesuré l'écart entre sommes partielles et  somme (peut-être a-t-il dit limite) pour l'empêcher de créer des bosses malvenues dans les graphes, bref, il m'invente en direct la convergence uniforme. J'ai cherché le mot pour dire "champagne mathématique!", mais je ne suis pas sûre qu'il existe.

J'avais déjà cherché devant H., gamin de trois ans qui contemplait son assiette de fraises d'un air songeur, pour conclure, avec un peu le même froncement de nez que K., que "7 ça ne se partage pas, sauf en 7 et en 1" … Il avait une réputation dans son école maternelle parce que c'était le seul qui mangeait les choux de Bruxelles à la cantine. Il paraît que c'est parce qu'il les comptait. C'est vrai que passé un certain niveau d'abstraction, même les choux de Bruxelles deviennent comestibles.

Je souhaite que ces évocations réveillent pour chacun le souvenir de pareils petits moments de grâce. Ce serait mon cadeau de rentrée.

J'espère qu'il recevra meilleur accueil que celui que j'avais tenté de faire à un de nos ministres passés. Il faut dire que c'était lui qui avait commencé, en offrant à tous et chacun un livre. Je lui en avais offert un en retour, et dans ma lettre d'accompagnement, deux histoires de prof de math, une de "grand" et une de "petit", comme pour vous. Je ne me souviens plus quelle était l'histoire de grand, mais celle de petit était une simple question posée à une collègue institutrice de maternelle, "si on mettait tous mes vaisseaux sanguins attachés bout à bout, est-ce que ça irait jusqu'aux étoiles?". Peut-être mon cadeau n'est-il jamais parvenu jusqu'au ministre, peut-être n'a-t-il pas voulu me suivre dans ma démonstration de l'incomparable puissance de l'enseignement des mathématiques dans la confrontation de la personne en construction avec sa propre finitude. Au-delà des grilles de compétences et de capacités, l'enseignement des mathématiques, parce qu'il ouvre sur l'infini, et ce, dès le premier contact avec la frise des nombres, est un outil essentiel de la construction des petites personnes comme des grandes. En amputant sans discernement le corpus mathématique enseigné à tous les étages, on ne sait pas exactement quels ressorts on casse, mais le constat est sans ambiguïté: on casse!

Alors, aujourd'hui, je propose que nous décidions qu'il y a eu assez de casse. Monsieur le Ministre, il faut reconstruire l'enseignement élémentaire des mathématiques, celui qui peut mener les gosses jusqu'aux étoiles.

Sylvie Bonnet, le 16 septembre 2013

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