Vous êtes ici : Accueil / Publications / Didactique en construction, constructions des didactiques

Didactique en construction, constructions des didactiques

Dorier, J.-L., Leutenegger, F. & Schneuwly, B. (Eds.) (2013)

Note de lecture d'Aline Robert sur l'ouvrage édité dans la collection Raisons éducatives de De Boeck.

Introduction

Le livre pose centralement une question que sans doute de nombreux didacticiens et non didacticiens partagent : au-delà de l’usage commun du mot didactique, existe-t-il réellement « quelque chose » de commun entre les didactiques des disciplines développées dans les différents pays européens ? Les auteurs se restreignent d’emblée à ces pays où on associe didactique et domaine de recherches (ce qui n’est pas le cas dans la plupart des pays anglo-saxons). Même si l’origine de cette question n’est pas vraiment abordée, on conçoit bien son intérêt, épistémologique et pratique.

Le développement de ces didactiques n’a pas été uniforme selon les disciplines, loin s’en faut, ni selon les pays – mais les didactiques associées aux différentes disciplines scolaires, souvent en relation avec la « massification » de l’enseignement et l’universitarisation des formations d’enseignants, ont la plupart du temps précédé les propositions plus actuelles de didactique disciplinaire générale ou de didactique comparatiste ou d’une théorie anthropologique du didactique qui unifieraient d’une certaine manière les premières, en en faisant aussi ressortir les différences.

Sans prétention exhaustive, le livre propose au contraire une réflexion qui peut s‘approfondir à partir d’exemples suffisamment développés pour que le questionnement initial y trouve sa place. Ainsi peut-on comparer l’histoire des didactiques disciplinaires en Allemagne et en France, avec l’épisode crucial des IUFM pour cette dernière. Ce travail de mise en perspective des points communs et différences, orienté par la recherche d’une didactique générale, qu’elle soit ou non construite, voire développée par les chercheurs eux-mêmes, se continue par la présentation de dix articles où des didactiques disciplinaires se dévoilent, souvent croisées, issues de groupes de chercheurs travaillant au sein d’un même institut de formation d’enseignants genevois. Néanmoins, au-delà de cette unité des auteurs, leurs origines tant géographiques que « culturelles » et les niveaux scolaires investis sont très divers.

Cette réflexion du lecteur est structurée dans l’introduction de l’ouvrage, où on explique que deux axes organisent les articles – un premier lié à des présentations autour de contenus disciplinaires, savoirs de référence, voire demande sociale et un deuxième correspondant davantage à l’exposition de concepts et méthodes qui traversent plus ou moins telle ou telle didactique.

Le livre n’a pas de conclusion – le champ disciplinaire « didactique » est sans doute seulement en train de naître… On peut déjà trouver cependant dans l’introduction certaines idées majeures qui pourraient servir à répondre à la question de son émergence : dans la mesure où toute didactique disciplinaire, qu’elle soit ou non considérée comme un élément d’une didactique générale, qui, si elle existe l’inclura de fait, met en jeu des contenus à enseigner, le concept de transposition didactique ainsi que celui d’objet enseigné pourraient constituer l’un des domaines centraux autour desquels construire ce champ (unifié[1]) de la didactique.  Beaucoup d’articles vont précisément le discuter. De plus toutes les didactiques rencontrent et mettent au travail de manière spécifique et différente d’autres approches scientifiques, des notions comme celles de tâches, le travail enseignant - voire sa formation, le rapport enseignants /élèves, l’argumentation et la justification… Autant de dimensions reprises de manière très variées dans la suite des travaux présentés. Et c’est par la mise en œuvre dans chaque didactique disciplinaire de ces directions d’analyse communes, spécifiques, éventuellement empruntées à d’autres,  qu’est interrogée la construction d’un champ didactique…

Les articles sont très divers, j’y insiste, d’un abord plus ou moins facile pour un didacticien des mathématiques – faute de place, voire faute de suffisamment de proximité avec notre champ disciplinaire, je ne rendrai compte directement que de certains d’entre eux, les  plus accessibles peut-être, en gardant pour ce faire le découpage de l’ouvrage en trois parties. Je m’appuierai cependant sur l’ensemble des textes dans la conclusion, toute personnelle, que j’ai ajoutée.

J’émettrais peut-être d’emblée un regret à l’égard du choix des articles, sur le fait que peu d’entre eux abordent finalement de front la question des apprentissages des élèves (à l’origine des premiers travaux didactiques), des évaluations (question plus nouvelle) et des renouvellements imposés par le développement des technologies. Et pourtant, dans la mesure où ce qui a présidé à ce choix de textes tient évidemment à la question des sources d’unification potentielles, je me pose la question de la pertinence de cette « éviction », en référence notamment aux questions transversales de différenciations culturelle et sociale.

Une première partie qui peut donner une idée de l’ampleur des différences entre pays : des traditions didactiques germanophones et francophones

L’exemple de l’Allemagne, à travers l’article de Vollmer, est très intéressant, ne faisant d’ailleurs pas du tout de place particulière à la didactique des mathématiques (dont certains articles de notre revue RDM illustrent qu’elle a eu un développement spécifique particulier qui n’intéressait pas le propos de ce chapitre). L’auteur essaie de donner une vue très globale du développement des didactiques disciplinaires, développées à partir des années 80 de manière empirique, essentiellement en recueillant des données sur les apprentissages scolaires. L’idée d’une didactique disciplinaire générale est apparue assez vite avec la création d’une « société savante » regroupant les didactiques disciplinaires particulières et le projet d’une revue. Il est étonnant et instructif pour nous de noter que l’article est structuré par des éléments factuels ou institutionnels et non théoriques.

Au début les didactiques disciplinaires étaient prises en tension entre les disciplines elles-mêmes et les sciences de l’éducation et petit à petit elles ont acquis leur autonomie, voire se sont beaucoup développées, en termes de savoirs didactiques disciplinaires et de prise de conscience des problèmes spécifiques, pour transformer les connaissances en connaissances à apprendre et donner des moyens de s’assurer des apprentissages. Etaient alors communs les questionnements, les types d’analyses (contenus, déroulements avec vidéos…) et les méthodes, empruntées à d’autres champs  – en particulier le « design research », avec élaboration, pilotage, évaluation et reprise pour une discipline donnée. Les tensions se sont alors déplacées entre les données recueillies, les projets et les pratiques quotidiennes… Il y avait donc un manque d’intégration des savoirs et des expériences issues de la pratique.

Puis les compétences et autres standards sont arrivés et la participation à leur développement a dominé les différentes didactiques disciplinaires, jouant comme un véritable changement de paradigme d’après l’auteur. Il s’agissait de « partir de la fin » (évaluations) et de remonter aux apprentissages. L’unification des territoires impliquée par la notion de compétences, plus large que celle des savoirs ou même des savoir-faire, reste cependant à l’origine de controverses. Apparemment il y aurait consensus des différentes didactiques disciplinaires (très sollicitées) sur un travail de développement de standards minimaux, avec des questionnements non résolus sur la complexité des tâches à y inscrire. Dans cette nouvelle conjoncture, par-delà les diversités, peut-on déceler une base commune à toutes ces didactiques, en allant de leur particulier à du général ? On retrouve en effet la prise en compte des objets disciplinaires (en termes de savoirs, et savoir-faire éventuellement transférable) et un travail sur des compétences plus larges.

L’auteur s‘interroge alors sur ce que pourrait être une didactique disciplinaire générale (DDG) intégrant les didactiques disciplinaires au sein d’une Bildung, sorte de référence culturelle et sociale générale. Ce serait une plateforme de référence, englobante, unificatrice, permettant une meilleure vue d’ensemble et une meilleure définition des besoins, évitant les cloisonnements.

Il termine sur la formation, notamment universitaire, encore peu didactique mais source de potentialités de constructions didactiques spécifiques et générales… et de futurs postes ! Le temps d’une seule didactique disciplinaire générale n’est pas encore venu.

L’article suivant, de Amade-Escot, discute de l’émergence en France d’un candidat à un champ didactique unifié qui est « l’approche comparatiste », qui mettrait en travail des dimensions génériques et spécifiques des différents objets de savoir constituant les didactiques disciplinaires. L’auteur illustre la thèse suivante : alors que la création des IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres) pouvait laisser espérer des avancées vers une telle unification, il n’en a rien été et le développement correspondant, encore minoritaire, est resté l’œuvre de chercheurs isolés.  L’auteur montre ainsi que, dans un premier temps, les IUFM jouent un rôle un peu comparable à celui de la centration institutionnelle sur les compétences en Allemagne : ils ont favorisé le développement des didactiques disciplinaires, notamment suite à un recrutement sans précédents d’universitaires de ces domaines, pour les besoins de la recherche et de la formation. Ces IUFM ont aussi amené, après quelques années de fonctionnement, un renouvellement des problématiques : d’abord très liées aux travaux « déjà-là » dans certaines disciplines, sur les contenus à enseigner en classe – que ce soient des recherches-actions, des ingénieries expérimentales, etc.  avec  la mise en jeu de ressources existantes ou créées. Les concepts communs sous-jacents, certes plus ou moins controversés, restaient notamment liés à la transposition des savoirs et au contrat didactique (issus de la didactique des mathématiques). Mais les transformations des pratiques en classe (naïvement) attendues n’arrivaient pas et les la prise de conscience des difficultés d’implémentation des « produits didactiques » s’est généralisée. Alors les recherches en IUFM, en relation avec la mission explicite de formation des chercheurs et avec les collaborations qui ont pu se nouer entre chercheurs, formateurs, voire enseignants, ont porté aussi voire davantage sur les pratiques des enseignants, y compris ordinaires, et y compris au regard des enjeux de réussite scolaire.  Les contraintes qui pèsent sur le fonctionnement ordinaire des enseignants, les questions liées aux élèves considérés comme « sujets sociaux » ont envahi le paysage des recherches, s’accompagnant souvent d’emprunts à l’ergonomie et d’une reconnaissance de fait de la complexité du métier.

Cependant, que ce soit parce qu’il est difficile de travailler de concert pour le premier degré et le secondaire (ce que l’auteur ne relève pas), ou du fait de stratégies assez différentes entre disciplines scolaires telles que l’institution les impose,  ce sont plus des relations inter-didactiques qui se sont établies que véritablement un champ de travail commun. Et les évolutions institutionnelles actuelles (mastérisation) ne vont pas faciliter les choses dans ce sens. Il y a même un risque de voir minorées les études didactiques de contenus (ce que l’auteur appelle dé-didactification) au profit d’analyses de pratiques pas toujours soutenues par les analyses fines de contenus précédentes, pourtant indispensables. Il y a ainsi certes décloisonnement des questions, voire de certains emprunts externes, mais il n’y a pas discussion sur les spécificités des objets d‘étude ni prise en compte de l’action conjointe professeur/élèves pour travailler de manière ascendante et renouvelée par l’influence des acteurs  la transposition didactique.

Une deuxième partie qui attaque la question par les contenus enseignés

Les articles suivants s’inscrivent dans une deuxième partie centrée sur différents contenus disciplinaires,  référés à des savoirs de référence et à une demande sociale. Beaucoup de questions sont posées, autour de la définition des savoirs à enseigner et/ou des modalités de ces enseignements, plus ou moins étayées par diverses expérimentations dans des classes. Selon les recherches il s’agit de mieux comprendre ce qui se fait, ou d’introduire des formes renouvelées d’enseignement associées à des évolutions de la conception même des contenus à enseigner, voire d’interroger directement ce qui est à enseigner. Ainsi des articles, liés à la littérature (au lycée) et aux disciplines artistiques et sportives (plus largement) interrogent les pratiques habituelles, pas toujours « transparentes » quant aux objets enseignés et à ce qui est à enseigner.

Détaillons davantage l’exemple de la géographie (sur la didactique de la géographie face à l’interpellation à l’éducation en vue d’un développement durable, deux réponses, par Jenni et al.), qui peut rejoindre certaines questions liées à des enseignements scientifiques : là c’est la mise en « enseignement » d’une géographie en vue d’un développement durable » qui est discutée. Ce n’est pas la transposition didactique d’un savoir précis qui est en jeu mais bien l’organisation de la mise en relation et du questionnement pour les élèves à partir de plusieurs pôles de nature différente, avec des ressources distinctes : la géographie « scolaire », entre autres, mais aussi le développement durable, l’éducation à ce dernier et la géographie comme science sociale. Il s’agit donc pour les auteurs de construire des outils de pensée et d’analyse de la complexité et des enjeux attachés à cette géographie (GDD). Deux démarches sont esquissées – qui se distinguent notamment par la place plus ou moins grande accordée au travail de problématisation, mais qui toutes les deux dessinent le projet d’une nouvelle géographie « plurielle », ouverte sur le monde actuel. Dans la première démarche, la phase de questionnements se fait à partir de questions sociales vives (QSV), et l’enseignant installe rapidement un détour par la donnée de ressources, mettant en jeu des indicateurs systématiques que les enseignants peuvent  utiliser pour choisir les activités, outiller les élèves et analyser les productions. Le retour des élèves aux questions initiales suit ce détour. Le dispositif expérimenté révèle que si  les élèves, au moment de l’argumentation qui accompagne ce retour aux questions ne font pas suffisamment de liens entre les ressources, ils mobilisent tout de même, de manière isolée, avec des tensions intéressantes, un certain nombre de dimensions nouvelles[2] liées aux indicateurs – différenciation des acteurs, des échelles de temps et d’espaces, prise en compte du futur, mises en jeu de relations d’abord linéaires puis pour certains plus complexes (avec rétroactions). Si un certain nombre de valeurs éthiques sont mobilisées, les normes juridiques et politiques restent ignorées en revanche dans les propositions. La deuxième démarche, encours d’exploration, est beaucoup plus centrée sur la phase de problématisation, orientée par ce « savoirs des questions », comme Fabre l’appelle, spécifique et fondamental à ses yeux. Dans cette perspective c’est l’élément déclencheur de cette mise en questions géographiques qui devient déterminant à mettre en place pour les enseignants ainsi que la compréhension par les élèves de ce qui les a conduits à ce type de questions.

Terminons par l’article sur l’histoire, science du passé (l’intelligibilité du passé face à la tyrannie de la doxa : un problème majeur pour l’histoire à l’école de Heimberg et al.) , avec des questions que peuvent rencontrer à la marge certains mathématiciens, et un article qui n’est pas si loin du précédent – là encore il ne s’agit pas de travailler directement la transposition didactique, mais d’élargir les questionnements, d’amener les élèves à saisir la place de la doxa dans l’histoire, par-delà même l’exercice de la critique historique classique. Cette intelligibilité historique du passé passe pour les auteurs par la détection des idées reçues que peut véhiculer une Histoire constituée,  avec ses enjeux mémoriels cachés par exemple, ou ses silences sur les divergences, en introduisant à la fois les représentations des élèves, à interroger, et de nouveaux thèmes, y compris liés à l’avenir ou à la compréhension du présent, comme le genre ou les migrants. Une grammaire du questionnement historique, qui n’est pas sans rappeler les indicateurs pour les études de la GDD, est proposée aux enseignants, qui fait place à des dimensions variées, mettant en jeu (là encore) et pour n’en citer que la moitié, l’histoire et ses usages, les acteurs, les échelles de temps… Les expérimentations indiquent le rôle essentiel, dans une tel renouvellement de l’enseignement de l’histoire, des narrations comme éléments potentiels de restitution de la complexité.

La troisième partie où l’on traite de la question des méthodes et des concepts utilisés comme source d’une unification en construction.

La troisième partie réunit des articles centrés davantage sur des aspects méthodologiques ou conceptuels, éprouvés à l’aune de différents champs disciplinaires, souvent croisés.

L’article intitulé « les objets d’enseignement et de formation en français : les séquences, les dispositifs et leurs synopsis » de Ronveaux et al. met en évidence des diversités qui interviennent dès la définition des objets d’enseignement, par-delà les mots utilisés, ce qui questionne la transposition didactique à l’œuvre. Pourtant des méthodes communes sont adoptées dans les deux recherches pour étudier les séquences d’enseignement – précisément choisies dans tous les cas comme objet d’étude – qui donnent lieu à la même élaboration de synopsis. Diffèrent en revanche l’objet précis qui est enseigné, les systèmes didactiques et l’empan de ce qui est étudié. La première recherche est centrée sur la construction de la littérature pour les élèves par l’intermédiaire de l’étude de textes littéraires et la deuxième recherche vise à comprendre ce qui est ne jeu dans des formations d’enseignement à l’écriture. Tout se passe comme si cette mise en œuvre des mêmes méthodes était efficace à dégager des différences dans les processus de transposition. Toutefois les auteurs insistent sur le fait que les recherches de liens entre objets enseignés et objets de formation ouvrent un nouveau chantier prometteur, englobant d’une certaine manière les précédents tout en partageant les méthodes, notamment (en relation avec la problématique de l’ouvrage) pour mieux appréhender les différents processus de transposition, même au sein d‘une seule discipline.

Dans l’article suivant, sur « les tâches, exercices et problèmes : dispositifs didactiques et éléments d’une culture d’apprentissage… » de Müller et al., c’est le travail des didacticiens autour et à partir d’une notion générale de tâche qui est mis en chantier, en faisant intervenir et « discuter » entre elles 5 recherches issues de la didactique des langues étrangères, des mathématiques et des sciences. En prenant la notion de tâche dans un sens élargi, faisant allusion à « quelque chose » en lien avec des problèmes réels, quotidiens ou scientifiques, non découpés par la volonté scolaire d’apprentissage précis, a-t-on un « bon » objet commun ? Deux cadres sont apportés pour apprécier les tâches : leur participation aux apprentissages, aux mises en fonctionnement des notions, à leur capacité de diagnostiquer et d’évaluer d’une part, – j’ajouterai presque « a priori » -   et d’autre part, les analyses des adaptations des connaissances qu’elles entrainent et des activités des enseignants et des élèves auxquelles elles donnent lieu - j’ajouterai volontiers « a posteriori ». Deux caractères des tâches semblent s’imposer pour permettre des comparaisons inter-disciplinaires et des avancées communes, la définition d’un degré d’ouverture des tâches au sens élargi (en huit voire neuf degrés) et l’appréciation de la tension entre les exercices partiels, précis, classiquement scolaires, inclus dans la tâche et l’empan du problème général à résoudre – la tâche apparaissant à la fois comme un moyen pour impliquer les élèves dans sa résolution et un objet pour amener des apprentissages. Les 5 exemples, et plus particulièrement ceux issus des didactiques scientifiques, certes développés trop rapidement vu les contraintes d’écriture, vont dans le sens d’une réponse positive à la question d’un outil « commun » en construction. On aurait là un concept unifiant, structurant, heuristique et généralisable, à condition de savoir en jauger le degré d’ouverture, à choisir avec soin, à condition de pouvoir travailler avec les élèves longtemps sur ce type de tâche élargie, à condition de pouvoir apprécier et calibrer, par-delà la motivation des élèves, ce qu’ils peuvent en retirer en termes d’apprentissages.

L’article suivant, sur « la fonction didactique des justifications dans la construction des savoirs et lecture/compréhension et en sciences de la nature au cycle 1… », de Cordeiro et al., est particulièrement intéressant pour la discussion au cœur de l’ouvrage. En effet la même interrogation sur la fonction des démarches de justification en classe, dans les deux contextes envisagés, amène à des analyses fines et argumentées qui autorisent des comparaisons. Il apparait alors que les deux démarches diffèrent, contribuant même à une certaine disciplinarisation des pratiques d’investigation, entre registre empirique et registre des modèles.  Dans les deux cas cependant les justifications sont juxtaposées plus que tissées, ce qui fait qu’on ne compare peut-être pas tout à fait les « bonnes »  pratiques, faute d’un manque de construction d’un espace de problématisation idoine. Il peut y avoir ainsi, dans l’état actuel des analyses et des pratiques, des interprétations différentes de concepts pris comme partagés, par exemple en ce qui concerne les traits pertinents pris en compte par les chercheurs, ou le statut des justifications dans le processus d’enseignement-apprentissage (objet ou outil). Les dialogues entre didactiques peuvent-ils nourrir des évolutions se transformant en ressources pour les constructions des didactiques disciplinaires au sein d’une didactique générale ?

Le dernier article de cette partie de Clivaz et al., original, présente des raisons d’utiliser dans différentes recherches de didactique des mathématiques sur les pratiques des enseignants tels ou tels cadres théoriques (souvent deux parmi les trois qui sont évoqués). Il s’agit d’interroger « la diversité des approches dans des contextes d’enseignement primaire en Suisse romande ». Les auteurs mettent ainsi en relation d’une part les questions initiales de 3 recherches prises comme références, et d’autre part un certain nombre de variables et de contraintes méthodologiques liées aux recherches envisagées : entre autres l’étendue du champ mathématique à étudier et ses spécificités didactiques, le nombre d’enseignants analysés et l’empan de leurs activités à prendre en compte dans la recherche, les échelles temporelles à respecter, etc. Toutes ces variables pertinentes, voire nécessaires,  qui alimentent les comparaisons éventuelles, demandent un recueil de données qui doivent rester exploitables – il s’agit alors de repérer les cadres théoriques qui s’adaptent le mieux à les recueillir et à les traiter.

En guise de conclusion (un ajout personnel)

Par-delà ce que montre l’ouvrage, dont on peut féliciter les auteurs de leur vigilance à rester dans le sujet, pourtant difficile puisque encore en partie « à venir »,  je retiendrai quelques idées majeures et souvent récurrentes retrouvées dans les différents articles et j’ajouterai une conclusion toute personnelle.

L’importance de la nécessité de la prise en compte spécifique des savoirs disciplinaires (contenus) dans les recherches sur les apprentissages et les enseignements reste en grande partie à l’origine du développement indéniable des didactiques disciplinaires depuis 30 à 40 ans selon les endroits et les disciplines. Je reprends ici ce qui a déjà été esquissé dans l’introduction, c’est devenu nécessaire notamment suite à l’accroissement du nombre d’élèves accédant à des études longues (et aux besoins sociaux actuels), aux manques à gagner dans les réussites et, plus récemment, à la publicité faite à l’accroissement des écarts sociaux d’apprentissages dans beaucoup de pays européens, ainsi qu’au renouvellement devenu indispensable et reconnu des formations afférentes, qui doivent comporter des éléments spécifiques liés aux savoirs visés. J’ai suggéré au cours du texte d’autres évolutions qui pourraient être aussi prises en compte à charge du développement d’une didactique unifiée.

Un certain nombre d’évolutions des recherches ont eu lieu, avec des causes différentes – aboutissant souvent à un certain décloisonnement des didactiques disciplinaires, notamment, mais pas uniquement, en relation avec le paradigme des compétences, y compris trans-disciplinaires. Le développement des analyses de pratiques des enseignants  font souvent appel à des concepts externes aux didactiques qui les renouvellent du même coup. Paradoxalement, il y a un dépassement de ce qui a donné naissance aux didactiques, mais pas remplacement, seulement imbrication.

En ce qui concerne par exemple un des candidats le plus « naturel », déjà cité, à intervenir dans toutes les didactiques, la transposition didactique, signalons  l’article sur le travail enseignant vis-à-vis d’un savoir nouveau (le cas de l’argumentation en français et en physique) de Weiss et al.  Ce concept y est repris, discuté et enrichi. Les auteurs suggèrent en effet que par-delà la tension entre obsolescence et sédimentation, il peut y avoir renouvellement des savoirs, notamment lorsque les enseignants eux-mêmes peuvent jouer une part active dans le processus, comme c’est le cas pour les recherches correspondantes. Ainsi  une même notion, l’argumentation, prend place dans les savoirs enseignés, mais soit comme objet d’enseignement langagier en français, soit comme participant à une démarche heuristique inspirée de pratiques scientifiques de référence en physique. La « transposition didactique interne » n’est donc pas la même – est-ce vraiment une remise en cause de l’intérêt du concept dans une perspective d’unification ou une indication d’un développement à venir ?

Il semble tout de même de fait qu’on ne peut pas encore dégager de véritable champ didactique unifié même si des « candidats », des évolutions vers un tel champ, sont présents ça et là – témoignant d’une réflexion en germe sur ce que Sensévy appelle « l’ordre du didactique », ce qui me semble une formule très emblématique de ce qui se joue ici.

Une première raison, (pré)visible, tient peut-être au spectre extrêmement étendu de ce que peuvent recouvrir à la fois les acquisitions en jeu et les transpositions didactiques correspondantes. En effet la nature des œuvres et des savoirs en jeu permet-elle d’unifier, par-delà des pistes très générales éventuellement communes, les démarches à  élaborer pour favoriser ces acquisitions ? Peut-on comparer plus avant ce qui permet d’aborder des œuvres artistiques en visant d’abord le travail sur des processus corporels en jeu avant d’en étudier des produits pour les apprécier, voire en produire soi-même (cf. l’article sur « corps sonore/corps scénique/corps écrit, la corporéïté dans les didactiques des arts – de Mili et al.), et ce qui permet impliquer les élèves dans un questionnement scientifique au sens large (voire sportif – cf. l’article sur l’intervention en éducation physique à l’école primaire et secondaire … de Lenzen et al.) avant de commencer à étudier les notions visées et à les mettre en fonctionnement ? Comment l’apprentissage de la lecture s’inscrit-il dans ces démarches (cf. l’article sur la didactique de la littérature et microlecture scolaire… de David et al.) ?

Certes un certain nombre de généralités du même ordre semblent discutées dans beaucoup de disciplines, si ce n’est partagées : leur signification particulière peut-elle recouvrir des dimensions comparables en termes de questions de recherche, voire de formations ? L’intérêt de l’implication des élèves, avec cette idée, héritée de Piaget me semble-t-il, qu’une connaissance qui est apportée en réponse à un véritable questionnement (transmis par une tâche, ou une situation, …), qui permet des actions, mettant si possible en jeu un milieu antagonique, s’acquiert plus facilement que des réponses à des questions non posées, en est une. Mais les institutionnalisations et les phases de dévolution sont-elles, peuvent-elles, doivent-elles être toujours reliées de la même manière (pour le chercheur qui analyse les déroulements) ? Le rôle majeur de l’enseignant pour choisir les tâches et gérer les médiations pendant les déroulements est une autre dimension commune – mais peut-on unifier davantage les analyses correspondantes ? Une autre idée exprimée de manière récurrente tient au fait que cependant tous les apprentissages sont in fine à la charge des élèves[3], mais comment faire intervenir la part de singularité, de créativité des élèves, par-delà ce qui peut être acquis et les rôles respectifs des techniques, des usages et/ou des concepts ?

Une autre dimension potentiellement conflictuelle qui apparait, éventuellement en creux, dans beaucoup de chapitres,  tient à l’appréciation par les chercheurs de ce que font les enseignants. Quelles références utiliser pour appréhender ce qui se passe  en classe, ou même plus généralement dans l’enseignement ? Et comment conçoit-on ces références et les conséquences des analyses correspondantes ? Et par suite comment utiliser les constats pour aborder les formations (même si elles sont à la marge de l’ouvrage) ? Considère-t-on par exemple, pour caricaturer le propos, que les enseignants pourraient modifier radicalement leurs activités et mettre en œuvre des processus didactiques autres que ceux dont ils sont l’habitude, jugés plus efficaces par les chercheurs ?

De mon point de vue, j’aurais envie de suggérer que le recours à l’ergonomie et/ou à la didactique professionnelle, citées à plusieurs reprises, légitime le didacticien dans son travail (plus récent que celui sur les élèves) d’identification de ce qui vient de l’expérience enseignante, y compris ordinaire. Je prends un exemple. Les activités d’enseignants, du point de vue ergonomique, peuvent être interprétées en termes d’essais de proximités-en-acte entre ce qui est dit, ce qui est visé, et ce qui semble être dans la tête des élèves. Ces activités, notamment langagières, sont réalisées en classe par l’enseignant, elles peuvent être inattendues pour le chercheur. Mais plutôt que de les apprécier uniquement en référence aux théories didactiques connues et donc à l’attendu « didactique », je suggèrerais qu’il se peut qu’il y ait là un concept pragmatique de l’activité enseignante à l’œuvre, à prendre en compte en tant que tel : il s’agirait de rester coûte que coûte proche d’au moins une partie des élèves, que ce soit sur un plan cognitif, qui peut être décliné de plusieurs manières, ou même sur un autre plan faute de mieux. Les emprunts à la didactique professionnelle permettraient ainsi de faire fonctionner l’hypothèse qu’il y a des raisons, incontournables pour qui veut comprendre les pratiques, à ces activités enseignantes, et conduiraient plutôt à envisager une continuité qu’une rupture avec les pratiques ordinaires, y compris dans les formations. Mais cependant ce type de constats reste insuffisant ! La mise en évidence de ces phénomènes, leur prise de conscience par les enseignants, ne suffisent pas nécessairement à « faire bouger les lignes », comme on le voudrait… Ce sont les didactiques disciplinaires qui contribueraient à apprécier ces constats au sein de l’ensemble cohérent qui est en jeu, voire à en proposer des évolutions, en gardant l’idée de proximité nécessaire mais en proposant éventuellement des modifications d’activités enseignantes (et des élèves) « intégrables » dans les proximités existantes, habituelles.

Il s’agit ainsi, en un mot, d’identifier, d’interpréter, voire de faire bouger grâce au travail théorique que les chercheurs en didactique peuvent faire, des (non) proximités-en-acte réalisées ou visées par les enseignants, détectées grâce à une posture « ergonomique », et de les inscrire dans le processus global élaboré pour la classe.

Y aurait-il là un complément de programme pour un champ didactique unifié, qui se définirait de manière très générale par l’usage commun de dimensions de recherche, comme celles déjà citées dans l’ouvrage, et le recours à la didactique professionnelle[4], permettant des explorations spécifiques, indispensables, liées aux « contenus », mais peut-être complétées, explorations tant des objets des apprentissages que des apprentissages, des enseignements que des formations, dans une visée de changement qui resterait plus en continuité qu’en rupture avec les pratiques ordinaires ?


[1] Ajouté par l’auteur de la note

[2] Par rapport à la géographie scolaire classique

[3] Je ne peux m’empêcher ici de citer cette citation du livre, où j’ai ajouté ce qui est en italique « comment mettre dans le corps (l’esprit) de l’autre … ce qui ne peut advenir que de sa propre action intime et subjective » -

[4] Il y a une suggestion en ce sens dans l’article de Ronveaux et al.

Manifestations
Colloquium CFEM-ARDM 2024 Numérique et égalité des chances dans l’enseignement des mathématiques
Colloquium CFEM-ARDM 2023 Depuis de nombreuses années, les enjeux de l’égalité hommes-femmes en mathématiques, tant dans l’enseignement, dans la recherche que dans le monde professionnel, ont fait l’objet de travaux de recherche, d’actions de sensibilisation et de recommandations institutionnelles.
Colloquium CFEM-ARDM 2022 Interdisciplinarité dans l’enseignement et la diffusion des mathématiques. Opportunités, freins et leviers
Toutes les manifestations
Publications
Technology in Mathematics Teaching Technology in Mathematics Teaching Aldon, G., Trgalova, J. (2019) Springer
Enseigner les mathématiques. Didactique et enjeux de l'apprentissage Enseigner les mathématiques. Didactique et enjeux de l'apprentissage Dorier, J.L., Gueudet, G. (2018). Belin
Mathematics and Technology. A CIEAEM source book Mathematics and Technology. A CIEAEM source book Aldon, G. Hitt, F., Bazzini, L., Gellert, U. (2017). Springer
Toutes les publications